"Pêcheuses de goémon"




Extrait du livre "La Petite plage, suivi de Brest, rivage de l'ailleurs, préfacé par Mona Ozouf, La Part commune, 2024
Sélection du prix J.-J. Rousseau 2016.
Disponible au Musée de Pont-Aven et dans toutes les librairies. 

Sur le tableau de Gauguin "Pêcheuses de goémon", 1889, coll. particulière

Deux femmes peinent dans les vagues sous un effort intense.

Je suis littéralement immergée dans le tableau de Gauguin « Pêcheuses de goémon ».

Deux vagues d’émeraude frangées d’écume blanche me sautent au visage. Grand air, vent furieux, paquets de mer jaillissent d’un coup et toute la maison dans la campagne nantaise retentit. Un arpent de deux vagues que le pinceau de Gauguin élargit à l’océan tout entier. C’est soudain mon finistère des sables qui fait une embellie inattendue dans ma journée.

Datée de 1889, cette gouache me parle de 1960. De saisons lointaines où je voyais les hommes sur la grève récolter le goémon à la force des bras. Le ballet de lignes de ma mémoire s’anime. Je me rappelle les chevaux sur le sable tirant les charrettes qui dégoulinent, pleines de longs rubans de laminaires. Bave aux mors, écume, sueur, la contrainte et l’effort se mêlent. J’entends des appels et des cris, des hennissements. Les animaux et les hommes collés à leurs flancs frémissent dans une même tension. Sur la dune, des femmes et des enfants étalent le goémon pour le faire sécher. Il servira d’engrais dans les champs ou sera vendu à l’usine d’iode.

Ces deux vagues poussent leur puissance explosive au creux de l’instant. Gauguin saisit des turbulences éruptives, il invente un volcan. On dirait que ses coulées vont engloutir les deux femmes. La crête des deux vagues s’élance en jets de lave qui griffent l’espace et me donnent le frisson. Celle à l’arrière-plan, plus haute que l’autre, est un énorme assaut qui remplit toute la toile. Elle a quelque chose de « La grande vague de Kanagawa » peinte par Hokusai. Le peintre japonais est passé dans la tête de Gauguin.

Le peintre a travaillé le mouvement au scalpel, l’a jeté au cœur vibrant du tableau. Par deux fois, deux vagues, deux pêcheuses : d’emblée entre elles, l’impression d’un corps à corps singulier. Pas de sable, pas de rocher, pas de nuages, pas de ciel. Seulement la mer et ces deux femmes. Des jeunes paysannes en coiffe noire, l’une de dos au premier plan, l’autre de face, qui vacillent, dans l’eau jusqu’aux cuisses, pour extraire de l’eau leur lourde charge. Chaque paysanne agrippe ses grosses mains fortes, poings serrés, sur un long râteau à goémon. Les corps s’activent, tous les muscles bandés, sous la tension extrême d’une masse invisible. Inclinés dangereusement, ils semblent près de tomber à la renverse. Ils dessinent les branches de l’invisible « v » qui charpente l’espace flottant, clignements de deux âmes résistantes. Autour des silhouettes, féminines et marines, un trait de couteau noir cerne les formes et cisaille la toile : c’est dire le combat sans merci. La vieille lutte avec la nature. Ici, on besogne la mer mais elle vous le rend bien, toujours prête à en découdre.

Torsions des vagues et torsions des corps se font un écho brutal. Le flot, menaçant, se dresse, les pêcheuses se cabrent. Agrégées au flux, ballottées mais lui tenant tête, présences vives, insoumises. Je sens la cadence de la fatigue dans leur sang. Je sens l’incroyable énergie des vagues. Au creux du flot, quand ça cogne moins fort, on attrape les algues au bout du râteau. Il faut saisir vite ce moment où ça faiblit, laissant un répit. Il faut biaiser avec sa force. Juste quelques secondes, avant le galop de la vague suivante. Sans relâche, pendant des heures.

Le vent glacé colle à la peau les vêtements trempés, les embruns mordent le visage. Au bout des râteaux, ça pèse comme du plomb. La paysanne qu’on voit de face se crispe dans la douleur, serre les mâchoires, raidit les poings. Elle tangue. Elle a peur, ses yeux le disent. Oh ! Cette masse d’eau où le cœur se noie. Peut-être hurle-t-elle mentalement devant cette muraille liquide qui oscille sans arrêt ? Il faut avoir l’âme bien accrochée, on se sent toute petite face à ce tollé des vagues. On n’est pas à l’abri d’une vague trop forte.

L’autre paysanne, peinte de dos, harponne une masse d’algues qu’on devine seulement sans la voir. Gauguin n’a pas représenté le goémon sur sa toile. Comme si cette précaire récolte pour vivre de peu, là où il y a peu, lui importait moins que ces heures de lutte acharnée avec la mer.

Ces femmes sont du peuple anonyme de paysans-pêcheurs et de paysannes qui venaient aux plages pour d’autres bénéfices que les bains de mer. C’était un labeur de misère où l’on risquait sa vie à la gagner.

J’essaie d’imaginer. Quels auront été les rêves de ces sœurs goémonières ? Y a-t-il eu place pour le ciel étoilé dans cette vie rude reçue en dot ? Les vagues ne m’en ont rien dit. Quand la vie est difficile, rêver est peut-être un mot de trop.

La « grande vague » de Gauguin m’a emmenée un instant. J’aime comme il peint sa puissance farouche, indifférente aux hommes, à leurs peines et à leurs maux. J’aime comme il capte le secret obstiné des humbles voués à la violence de la mer : serrer les poings sur les râteaux qui tirent le fardeau de la dure nécessité.

Marie-Hélène Prouteau